- RÉCIT (TECHNIQUES DU)
- RÉCIT (TECHNIQUES DU)RÉCIT TECHNIQUES DUTout récit implique un pacte dans lequel opèrent quatre termes: auteur, lecteur, personnage, langage. Qu’un seul de ces termes fasse défaut et la confiance disparaît, le pacte est rompu. Pour maintenir la cohésion de ces éléments, le narrateur peut assumer plusieurs rôles.Les manières de faire un récit sont extrêmement diverses, de l’anecdote au roman, du passé au présent, de la première à la troisième personne. (Le «tu» semble d’un maniement très délicat et demeure exceptionnel. Georges Perec a construit son récit, Un homme qui dort [1967], sur un usage systématique de la deuxième personne; gageure en l’occurrence soutenue avec éclat.)Deux exemples: première hypothèse, l’auteur adopte un mode de récit «naturel» et traditionnel, il raconte l’histoire à la troisième personne, voit tout et sait tout ce qui intervient tant au niveau des personnages que de l’intrigue ou du décor (Stendhal, Balzac, Zola). Dans une position prétendue de relative extériorité par rapport à la narration, il se donne comme scribe, confident ou dépositaire. Exécuteur testamentaire en quelque sorte. Son récit peut difficilement être suspecté dans la mesure où il a déjà reçu, on pourrait dire de toute éternité, une forme d’objectivité qui n’engage en aucune façon la responsabilité d’un homme-auteur qui, modestement, se contente de transcrire un récit venu d’ailleurs, manuscrit trouvé au fond d’un grenier, histoire rapportée par un tiers, d’ailleurs rapidement exclu; plusieurs degrés de distance sont ainsi ménagés entre le récit et son auteur ou son lecteur. Par cet artifice, tantôt abrupt, tantôt au contraire très subtil comme dans la nouvelle de Henry James Le Tour d’écrou (The Turn of the Screw , 1898), se trouve masquée, sinon éludée, la question de l’auteur et de sa vertu. Cet évitement coïncide avec l’absolue maîtrise du narrateur sur son histoire. Deuxième hypothèse, le récit est porté par un personnage du roman, et tout ce qui se produit dans l’histoire est donné comme vu par ce personnage dont l’auteur — «absent» — fait le narrateur. Cette technique, dite du «point de vue», est en fait utilisée très souvent (Madame Bovary , par exemple) mais rarement de façon systématique. Pour ne citer que le récit le plus caractéristique, Les Ambassadeurs de James (1903) rapporte ce qui est entendu, perçu par un personnage, Strether, et les informations dont le lecteur dispose sont celles-là mêmes qui constituent l’univers de celui-ci, avec ses erreurs, ses aveuglements ou ses choix. James a donné à ce personnage le nom de reflector , miroir pourrait-on dire, ou encore prisme. Les limitations mêmes du champ de vision impliquées par cette technique introduisent une discordance dans le récit entre ce que sait le narrateur et ce qu’il saurait s’il était maître absolu de son histoire, d’où un effet d’attente, voire d’angoisse, fréquemment utilisé dans les romans policiers, l’énigme étant faite de ce que, pas plus que le lecteur, le narrateur lui-même ne sait encore. Toutes variations sont possibles autour de ce docteur Watson impénitent, la limite semblant atteinte dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie (1926) où, surprise, narrateur et assassin ne sont qu’un. Ici encore, la responsabilité du narrateur comme narrateur est escamotée, comme si raconter et écrire, lire et entendre étaient des opérations naturelles.Il a fallu attendre le XXe siècle pour que le récit en tant que tel fasse l’objet d’études critiques et non plus normatives; formalistes russes et nouveaux critiques anglo-saxons ont tenté, par des voies très différentes, et même avec des objectifs difficilement compatibles, de dégager un type de structure que l’on trouverait dans tous les récits du monde, chaque récit résultant de la combinaison particulière d’un certain nombre d’éléments fondamentaux organisés selon une «logique des possibles narratifs» (C. Brémond). Ce projet, à l’écart duquel son provincialisme a longtemps tenu la critique en France, a trouvé dans la linguistique structurale un appui décisif et une apparence de caution théorique. L’analyse du récit est devenue, après R. Barthes, C. Brémond, G. Genette, T. Todorov, une expression à laquelle se reconnaît tout un courant critique plus attentif à la lettre des textes qu’on avait accoutumé de l’être. L’exemple le plus complet d’étude dans cette voie est l’analyse d’une nouvelle de Balzac, Sarrasine (1830), par Barthes sous le titre S/Z (1970). Mais c’est en même temps un contre-exemple dans la mesure où l’ambition d’une morphologie (Propp) ou d’une typologie générales des récits y est explicitement, et modestement, dite «indésirable». Tout se passe comme si les tentatives de formalisation les plus poussées et les efforts théoriques déployés à partir de la linguistique s’étaient heurtés à un «indécidable» au sein même du récit écrit. Deux textes de Barthes, «Le Grain de la voix» (dans Musique en jeu , no 9) et Le Plaisir du texte (1972), marquent une forme de renonciation paisible aux voies positivistes et un retour-recours aux origines du récit pour lequel l’énonciation importe au premier chef. Une formule comme «l’écriture à haute voix» témoigne que le refuge qu’on avait commodément trouvé dans l’étude des techniques narratives ne peut guère tromper dès qu’on se pose les questions primaires: pourquoi écrit-on? pourquoi lit-on? quel plaisir est en jeu? et sinon, quelle souffrance? ce qui revient au même; questions qui importent avant tout à ce qu’on nomme récit, et mettent en cause la voix supposée d’un sujet parlant, l’oreille supposée d’un sujet auditeur, retournant, par un autre biais, aux vieilles questions théologiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.